Communications : Bruno Bonu et François Giraud ainsi que Nicolas Duque

Bruno Bonu, François Giraud et Nicolas Duque interviennent au Quatrième Colloque Langage et éMOTions qui se déroulent les 27-28 juin 2024  à Montpellier (Université Paul Valéry- Site Saint Charles - Place Albert 1er) - Programme du colloque  

Le 28  juin 2024 à partir de 15h15

Nicolas Duque : "Séquences émotionnelles et addictions"

Dans Strong feelings. Emotion, addiction and human behaviour, Jon Elster (1999) a montré qu’une partie centrale de l’expérience émotionnelle implique l’activité d’assigner des concepts à des états viscéraux ou mentaux ressentis. Ce processus, à la fois sémantique et cognitif, a été étudié par Elster à partir des exemples de la littérature, de l’introspection ou des sources secondaires de la littérature scientifique. Néanmoins, cette activité n’a pas été directement observée dans des cas concrets. Nous proposons comme alternative méthodologique, une analyse des séquences émotionnelles des récits des patients dans une unité d’addictologie qui ont été recueilli dans le cadre du projet ENIMA : Environnements Numériques Intelligents et Multiagents en Addictologie. Notre objectif est de mettre en évidence cette activité sémantique en train de se faire à partir de l’analyse de la conversation -AC- (Peräkylä & Sorjonen, 2012 ; Robles & Weatherall, 2021) et de la sémantique interactionnelle -SI- (De Stefani & Sambre, 2016).  

En plus des activités d’« appraisal » (évaluation cognitive) et de « labelisation » par rapport aux ressentis, nous avons trouvé que les patients conceptualisent leurs émotions en utilisant des éléments théoriques ou thérapeutiques appris, comme par exemple la distinction « dépendance physique »/« dépendance psychologique » ou « rechute »/« reconsommation ». Ils mélangent ces concepts avec leur vécu et leurs expectatives d’abstinence. Nous avons également identifié des conversations-conseils qui ont pour objectif le partage des stratégies pour gérer le craving (les envies, le manque), soutenir l’abstinence ou savoir répondre à des invitations (« cues ») à reconsommer.

À différence d’autres analyses interactionnelles des émotions (Koskinem et al. 2024), ces récits n’ont pas été sollicités et les patients ont parlé spontanément du lien émotion- addiction. Deux séquences émotionnelles seront analysées : une séquence individuelle sur la culpabilité, le manque et les dépendances ; et une séquence collective sur les enjeux de l’abstinence (le problème de l’incertitude émotionnelle). 

Bibliographie

De Stefani, E., & Sambre, P. (2016). L’exhibition et la négociation du savoir dans les pratiques définitoires : l’interaction autour du syndrome de fatigue chronique dans un groupe d’entraide. Langages, (204), 27-42.

Dorison, C. A., Wang, K., Rees, V. W., Kawachi, I., Ericson, K. M., & Lerner, J. S. (2020). Sadness, but not all negative emotions, heightens addictive substance use. Proceedings of the National Academy of Sciences, 117(2), 943-949.

Elster, J. (1999). Strong feelings : Emotion, addiction, and human behavior. MIT Press.

Flora K & Stalikas A. (2015) Positive Emotions and Addiction. International Journal of Psychosocial Rehabilitation. Vol 19(1) 57-85

Koskinen, E., et al. (2024). Shame in social interaction : Descriptions of experiences of shame by participants with high or low levels of narcissistic traits. British Journal of Social Psychology.

Peräkylä, A., & Sorjonen, M. L. (2012). Emotion in interaction. Oxford University Press.

Robles, J. S., & Weatherall, A. (Eds.). (2021). How emotions are made in talk (Vol. 321). John Benjamins Publishing Company.

Bruno Bonu et François Giraud : "L'émotion dans les appels d'urgence au SAMU en France."

En France, au SAMU, les appels d’urgence présentent une asymétrie interactionnelle. L’Auxiliaire de Régulation Médicale (ARM, premier à répondre) ou le Médecin Régulateur (MR, décideur final de l’aide), s’orientent vers une neutralité (Clayman, 1988) dans le traitement des flux d’appels. Le requérant, victime ou tiers, par contre, demande de l’aide dans le cadre d’un événement inhabituel, voire unique, très souvent dramatique ; il est alors fréquent que les interventions de l’appelant soient « remplies d’émotion ».

Comment l’appelant manifeste-t-il interactionnellement cette émotion ? Comment ses interventions explicitent la dimension exceptionnelle de ce qui est en train de se passer ? Quelles en sont les conséquences dans la suite du déroulement de l’interaction ? Quel est le traitement institutionnel de la demande d’aide dans ce cadre d’action d’assistance ?

L’Analyse de Conversation (AC) et la Linguistique Interactionnelle (LI) ont creusé les aspects performatifs dans l’analyse des configurations sonores de l’expression sociale de l’émotion, dans le déroulement de l’interaction téléphonique. Cette orientation rend compte à la fois des dimensions verbo-lexicale (pas toujours présente), vocale (parfois exclusive), ou encore mixte. Dans cette dernière, le vocal inonde (« flooding out », Goffman, 1961) le verbal et en modifie la production, comme étudié dans l’activité conversationnelle du rire (Jefferson, 1984 ; Bonu 2006).

Nous analyserons ainsi trois cas d’appels d’urgence. Le premier montre la manifestation de la douleur envahissant complétement l’interaction et rendant l’enquête clinique téléphonique impossible. Dans le deuxième, l’appelant / victime investit une position de quasi-expert « neutre » qui exprime en termes proto-professionnels, sa douleur thoracique. Enfin, nous montrerons comment l’émotion de l’appelant tiers est produite, mais non prise en compte dans le traitement du MR. Les trois cas forment un continuum d’expression de l’émotion. Ils sont tous analysables en termes de configurations vocales spécifiques liées à la fois à la production du tour de parole et à « une interprétation dépendante du contexte basée sur des indices lexicaux et prosodiques dans des emplacements séquentiels spécifiques. » (Couper - Kuhlen 2009 : 118)

Ces travaux, complémentaires de ceux concernant l’activation physiologique (arousal), apportent un éclairage sur la production située et coopérative d’éléments de construction du tour et sur leurs conséquences séquentielles. Ils éclaircissent le rôle de l’émotion dans les activités déployées dans les appels d’urgence, contribuent à la formation des professionnels, alimentent les échanges interdisciplinaires et les dimensions applicatives, notamment avec la problématique de l’aide à la décision dans l’urgence médicale, en Intelligence Artificielle.

Références bibliographiques

Bonu, B. (2006). L’interaction visiophonique dans son contexte : le cas d’un “aparté silencieux”. Verbum, 28, 2-3.

Clayman, S. E. (1988). Displaying neutrality in television news interviews. Social problems, 35(4), 474-492.

Couper-Kuhlen, E. (2009). A sequential approach to affect: The case of ‘disappointment’. Talk in interaction: Comparative dimensions, 94-123.

Goffman ,  E.   ( 1961 ).  Fun in games . In   E.   Goffman), Encounters: Two studies in the sociology of interaction (pp.  17  – 84 ).  Indianapolis : Bobbs - Merrill .

Jefferson, G. (1984). 14. On the organization of laughter in talk about troubles.

Dernière mise à jour : 19/09/2024